En Russie, L’Oréal en milieu trouble

EnquêteVisé par une enquête en France, le fabricant de cosmétiques est soupçonné d’avoir utilisé un circuit parallèle lié à des partenaires sulfureux pour vendre ses produits à Moscou.

Par Renaud Lecadre, source: Libération:

L’assemblée générale annuelle de L’Oréal, hier au Palais des congrès, à Paris, fut impeccable, ratifiant comme à la parade une hausse de 11% du dividende versé aux actionnaires. Le géant des cosmétiques s’est aussi offert une cure de jouvence, en intronisant, au conseil d’administration, Jean-Victor Meyers (25 ans), petit-fils de Liliane Bettencourt (88 ans), qui lui fait office de tuteur. Mais en marge des réjouissances, une affaire qui empoisonne L’Oréal depuis quinze ans a ressurgi : le français, d’ordinaire pointilleux sur son réseau de distribution, aurait laissé prospérer en Russie un marché gris aux relents mafieux. Une enquête pénale pour abus de confiance et blanchiment a été confiée à la fin de l’année dernière au juge d’instruction Roger Le Loire.

Tout démarre à Dubaï, au milieu des années 90. Des «touristes» russes effectuent des razzias dans les duty-free shops de L’Oréal. Ils remplissent des valises, puis des avions - ceux du trafiquant Viktor Bout, qui a inspiré le film Lord of War. Après avoir livré des armes en Afrique, il n’aimait pas rentrer à vide… L’Oréal est au courant du manège. «Il y avait un pont aérien entre Dubaï et Moscou, témoigne un ancien cadre sur procès-verbal. Des avions militaires qui ne payaient aucun droit de douane.» Certains s’en alarment : «Ce marché gris massif était très néfaste pour l’image de nos produits», a raconté un autre ex-dirigeant aux enquêteurs. Mais le mot d’ordre à la tête de L’Oréal est alors de «faire feu de tout bois».

Interpol. Interrogé en 2007 lors d’une précédente enquête pénale classée sans suite, l’ancien patron de la branche export raconte : «Nous avons laissé faire un certain nombre de choses, parce que cela générait du chiffre d’affaires. Nous étions contents et gênés à la fois.» Passant à son tour à confesse devant la police, l’état-major de L’Oréal fait au contraire la sourde oreille. Gilles Weil, numéro 2 de 1991 à 2005 : «Nous nous sommes toujours battus contre le marché parallèle, qui dégrade notre image.» Lindsay Owen-Jones, légendaire PDG de L’Oréal, prend le risque d’écorner sa réputation en multipliant les réponses dilatoires : «Je ne me souviens pas, […] je n’étais pas informé dans le détail, il est possible que j’ai parlé de l’activité russe…»

C’est pourtant lui qui, en 1999, ordonne de mettre fin au business triangulaire entre Paris, Dubaï et Moscou - qui n’avait rien d’illégal en soi. Sauf que L’Oréal va le faire perdurer autrement, en s’associant avec de curieux partenaires. «Vladimir Nekrasov est un incontournable de la parfumerie dans les pays de l’Est», estime un ex-dirigeant français. «C’est un homme dangereux à tout point de vue», nuance un autre ancien cadre. Sa société, Arbat Prestige, a pignon sur rue, mais dans son sillage s’agite Semion Mogilevich, recherché par Interpol, et qui selon The Gardian «contrôle le principal gang du crime organisé de Russie». Nekrasov et Mogilevitch seront arrêtés fin 2008 pour fraude fiscale. Un troisième larron, Shabtaï Kalmanovitch, parfois présenté comme le vrai patron de la société Arbat, via une coquille dans le canton de Zoug, en Suisse, a été assassiné fin 2009 dans une série de règlements de compte au sein du milieu russe.

Là encore, L’Oréal n’a rien fait d’illégal en s’associant avec eux, juste pris un risque d’image, voire fiscal, car les Français ont toléré l’interposition de sociétés-écrans permettant aux Russes de «faire leur marge à l’extérieur». Une note confidentielle détaille comment leur partenaire réussit à limiter les droits de douane : «Les frais douaniers sont de 60%, mais les grossistes évitent souvent de les payer en utilisant d’autres méthodes. Dans le cas qui nous concerne, une déclaration douanière est obtenue avec des droits qui coûtent entre 20% et 25% avec une rallonge officieuse de 5% à 10%.»Le contrat liant L’Oréal et Arbat, signé en 2000 pour dix ans, sera résilié fin 2004 (moyennant une indemnité de 29 millions d’euros). C’est en effet plus prudent.

Sur le sol français, L’Oréal a limité les risques d’une vérification fiscale sur les bénéfices rapatriés dans l’Hexagone. L’anecdote est relatée dans une note interne : «Le risque encouru étant de 30 à 50 millions pour chaque année vérifiée, nous avons indiqué que notre informatique ne pouvait pas donner les renseignements demandés. Pour éviter que le vérificateur ne fasse intervenir une brigade informatique, nous devions proposer des renseignements substitutifs […]. Reste qu’à l’occasion d’un prochain contrôle, nous sommes en situation de risque important.»


Ère soviétique. Seul l’ancien distributeur officiel de L’Oréal en Russie y a vu malice. Janez Mercun était à son aise sous l’ère soviétique, mais le français lui reproche de ne pas s’être adapté à la chute du Mur et l’économie débridée qui en découle. En 1999, il obtient 20 millions de francs (l’équivalent de 3 millions d’euros) de dédommagement. Aujourd’hui, il réclame 115 millions de dollars de plus (87 millions d’euros). «Il nous attaque depuis dix ans et nous gagnons tous nos procès», s’agace-t-on chez L’Oréal. Comme le résume un rapport de la police judiciaire, «il existait un circuit parallèle en Russie, bien connu de la direction de L’Oréal. Mais sa rentabilité moindre [par rapport à un réseau officiel, ndlr] n’est pas flagrante.» Le cosméticien y retrouverait donc ses petits.

Janez Mercun revient aujourd’hui à la charge en tant qu’actionnaire de la société, son avocat Me Frédérik-Karel Canoy ayant refait les calculs : L’Oréal aurait égaré 70 millions d’euros dans son odyssée russe. La somme peut paraître minime pour une multinationale de la beauté. Mais son bien social inclut aussi l’image. Et celle de L’Oréal n’a pas de prix.

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